Dans ce restaurant familial, la clientèle est plutôt celle des habitués tout au long de l'année. On peut voir parfois d'impétueux touristes, perdus ou éperdus d'aventure, qui vivent loin des GPS et des guides touristiques, débarquer dans ce bout du monde qui fait front à l'océan. Ce petit restaurant est une aubaine pour ce village qui au cours du dernier siècle a perdu ce qui le tenait en vie. Il ne restait plus que les ruines de cette chapelle dédiée aux marins qui partaient des mois en mer sans avoir la certitude de rentrer un jour. Sur le rocher des veuves, on disait que les failles, les trous, les fissures n'étaient pas dus à l'érosion naturelle, mais aux milliers de larmes que les femmes laissaient couler sur la roche en implorant à l'océan de leur rendre l'amour. La vie était dure, mais le village vivait.
L'ambition d'une serveuse
Aujourd'hui, les gens partent en ville pour trouver du travail. L'école avait fermé, le tabac, le bar et puis la Poste avant que le boulanger jette lui-aussi les armes. Le restaurant tournait toujours. C'était le phare dans la nuit de ce que les politiques appelent la désertification. Léa travaillait dans le restaurant depuis ses 16 ans. D'abord, comme apprenti, puis comme serveuse et enfin du haut de ses 20 ans, elle dirigeait la salle. A vrai dire, elle se dirigeait elle-même, ce qui n'est déjà pas si mal quand on a 20 ans. Elle n'était pas du genre à pleurer sur son sort et elle disait toujours que ses larmes ne couleraient pas sur le rocher des veuves. « Plutôt mourir ». Fille, petite fille et arrière-petite-fille de marin, elle savait les larmes que volait l'océan, elle savait aussi celles qu'il rendait à ceux qui savaient le contempler. Léa ne savait pas vivre loin de lui. Il faut dire que les corps de son père, son oncle et de son arrière-grand-père y reposaient. Elle aimait l'idée que leurs corps avaient nourris la vie, qu'ils étaient devenus océan. « Tu es poussière et tu redeviendras poussière. ». Léa n'avait pas d'ambition. C'est ce que lui reprochait souvent sa mère. Elle ne comprenait pas à quoi bon partir et se laisser mourir dans une ville sans visage où le gris, le bruit et les odeurs n'étaient que le funeste présage d'une vie formatée. Elle trouvait qu'elle avait l'ambition de rester là quand tout le monde se lançait dans une frénétique danse où les corps étaient l'objet de marionnettistes qui les usaient jusqu'à les laisser las au bord de la route. Elle soutenait qu'elle avait bien plus d'ambitions que les autres, car elle prenait le risque de vivre à contre-temps, de renoncer à la facilité de suivre un troupeau bêlant dont la seule certitude est l'abattoir. Elle mourait seule comme une louve.
Une dégustation pour changer de vie
Elle n'attendait rien de la vie et surtout pas l'extraordinaire. Elle n'en avait pas besoin. Ce jour-là, elle devait lancer un nouveau service dont elle avait eu l'idée : la dégustation de vin à domicile. Elle passa sa soirée à parler de vin, du travail des vignerons, de la nature généreuse et de celle qui prend tout. Son auditoire était fasciné par sa passion. Un vieil homme chercha dans ses poches pour lui donner un pourboire. Et de sa poche, il ne ressortit qu'un reçu d'un billet de loterie.
Il la dévisage et lui demanda :
« Tu crois à la chance ? »
« Non, monsieur… »
« Tu sais, le plus important, c'est qu'elle croit en toi »
Il lui tend un billet de loterie et lui dit
« Soit, c'est le plus généreux pourboire que l'humanité a connu, soit ce n'est qu'un bout de papier.
Léa sourit. Elle aimait l'idée. Elle oublia cet instant et ce fût le bruit et la rumeur qui lui rappelèrent qu'une cagnotte d'une dizaine de millions d'euros attendait le gagnant. En regardant sur les résultats du tirage de l'EuroMillions sur un site de loterie en ligne, elle savait. L'histoire ne pouvait que finir comme cela. Dans la vie, on est certain que de l'improbable. Léa était devenue riche comme cela, sans même avoir remplie sa grille en ligne ou au troquet du coin. Le destin l'avait choisi. Elle ne voulait pas entendre parler de villas, de voitures de luxe et de voyage au bout du monde, elle voulait rendre l'endroit où elle vivait meilleure. Elle se souvenait d'un film de chevalerie où un forgeron avait gravé sur une poutre « quel homme serais-je si je n'essayais pas de rendre ma terre meilleure? »
Léa entreprend encore aujourd'hui de redonner vie à son village et de raconter l'histoire de ces marins en ouvrant un musée avec les gains de l'EuroMillions ou plutôt avec le plus généreux pourboire que l'humanité n'a jamais connu.